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La Cuisine française en péril

Michel Steinberger semble sincèrement ému que la cuisine française ait perdu sa suprématie. Critique œnologique du site Slate.com, il a publié aux États-Unis en 2009, un ouvrage qui vient d’être traduit. C’est aujourd’hui une cuisine en panne d’alliances novatrices, condition nécessaire, selon l’auteur, au rayonnement d’un art culinaire en phase avec la mondialisation.

Tout se joue dès 2003. Le 24 février, le suicide de Bernard Loiseau, « hanté par l’idée que sa cuisine ne fût plus à la mode », rejoint le sacrifice de Vatel. Le 20 mars, début de la guerre d’Irak : l’opposition de la France « est un baroud d’honneur ne faisant que souligner sa faiblesse sur le plan international ». L’attaque de Steinberger est frontale, politique. Il ne se contente pas de critiquer la cuisine française « ossifiée et à la dérive », mais, plus radicalement, à la suite des néoconservateurs américains, le déclin de la société française : « L’économie de la France stagne, minée par une croissance anémique et un chômage chronique de masse. »

Le 10 août 2003 enfin : le New York Times Magazine, qui, à l’époque, soutient la politique irakienne de George W. Bush, publie – à la « une » – un long avis de décès de la cuisine française : « How Spain became the new France ! », sous la signature d’Arthur Lubow, spécialiste d’architecture, qui n’avait jamais écrit auparavant sur la gastronomie, et ne publiera rien sur ce sujet à la suite.

Ce n’est pas un hasard, car cet été-là les produits français sont boycottés aux Etats-Unis, les french fries deviennent freedom fries (« frites de la liberté »), les bordeaux jetés au caniveau devant les caméras de Rupert Murdoch, tandis que la nueva cocina de Ferran Adria (restaurant El Bulli, en Espagne) est portée aux nues. Le pays, dirigé alors par José Maria Aznar, soutient, il est vrai, la politique de la Maison Blanche en Irak.

Charge de cavalerie

Cet article, dont l’auteur dénie avec dédain qu’il ait été inspiré par le département d’Etat, fait grand bruit. L’on eût aimé que Michael Steinberger s’interrogeât au moins sur l’origine de ce réquisitoire providentiel et en perce le mystère. Mais non : pour lui, le déclin de l’art culinaire français était inscrit, déjà, dans l’échec de la nouvelle cuisine lancée dans les années 1970, laquelle, « faute de combattants, a claqué soudain comme une ampoule usagée », n’ayant pas réussi, malgré le coup de force médiatique de Gault et Millau, à solder l’héritage d’Escoffier (1846-1935), « ses règles rigides, ses sauces lourdes et ses océans de crème et de beurre ». Cette cuisine est encore en vigueur, s’indigne Steinberger, chez Bocuse.

« Se donner du mal pour les petites choses, c’est parvenir aux grandes, avec le temps »

Et d’enfoncer le clou : le modèle du chef absent de sa cuisine, incarné par ce dernier, est « l’une des raisons du déclin de la créativité, mais aussi de la qualité de la cuisine française ». Voire. L’auteur salue au contraire l' »enracinement » d’Alain Chapel, dont il déplore que la disparition, en 1990, à l’âge de 53 ans, l’ait empêché de faire école, tandis que le guide Michelin, autrefois regardé « comme les Ecritures saintes », soit devenu « le signe du déclin gastronomique de la France ». Il s’amuse aussi du succès qu’y rencontre McDonald’s.

Une solide enquête de terrain et des portraits percutants (Paul Bocuse, Alain Ducasse, Joël Robuchon) ou sensibles (Emile Jung, Guy Savoy, Marc Meneau, Jean-Claude Vrinat) rendent attrayante cette charge de cavalerie, qui n’évite pas toujours le sophisme. L’écriteau accroché par Guy Savoy dans sa cuisine n’a jamais été « Mon travail ici est fini ! », mais « Se donner du mal pour les petites choses, c’est parvenir aux grandes, avec le temps » (Samuel Beckett, Molloy, 1951). Nuance.

Jean-Claude Ribaut

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