Le barbecue, une passion américaine

Barbecue porcin à Memphis, Tennessee (DR)

Le Superbowl a ses champions: de gros costauds. Son public: des fanatiques, capables de faire des milliers de kilomètres pour encourager leurs équipes. Ses arbitres avec qui on ne plaisante pas. Ses pubs rigolotes, son spectacle de la mi-temps, ses rivières de bière. Le Superbowl, depuis trente-six ans, se tient à Memphis. Précisément, le Superbowl of Swine, ou Superbowl du cochon: le plus grand championnat du monde de barbecue porcin. Durant trois jours de mai, 200 équipes vont au charbon et passent sur le gril des juges pour décrocher la distinction suprême : meilleur cochon entier, meilleure épaule, meilleur travers de porc… On s’y goinfre, on y picole, on élit au passage Ms. Piggie Idol et l’on dort peu. Mais la compétition, elle, est deadly serious. Le barbecue est une passion américaine et, quand ils sont passionnés, les Américains ne font pas les choses à moitié.
On le sait, on a attrapé le virus. Mais pas celui que vous croyez : quand on dit « barbecue » en France et au nord de Washington, on pense au burger ou au T-bone, steak grillant à ciel ouvert, de préférence dévoré par des flammes qui ruinent la viande mais éclairent d’un halo macho le visage buriné du cow-boy de banlieue. Le barbecue à la manière sudiste est d’un autre monde. Un univers où la viande, pudique, cuit de longues heures dans un smoker (fumoir) à l’abri des regards, avant de se dissoudre sous un palais extasié. Un art de la lenteur qui transforme en poète l’ouvrier du bâtiment, tel John Wheeler (champion du monde 2012 du travers de porc) lorsqu’il vous conifie: « La cuisson dure entre huit et dix heures, vous êtes assis sous votre porche… C’est difficile d’exprimer une telle chose avec des mots. Comme si vous vouliez expliquer une couleur. »
Et comme dans toute histoire d’amour, on n’oublie jamais la première fois. Le premier sandwich au pulled pork (une épaule de porc si fondante qu’on peut la déchirer avec les doigts), le premier travers de porc, dont la viande « tombe » presque d’elle-même de l’os (pas littéralement, sinon elle est trop cuite), le premier cochon entier. Sans même évoquer le souvenir troublant d’une plantureuse poitrine de boeuf (brisket). C’est magique. Cosmique. Orgasmique.
D’où vient ce délice? Des Indiens des Caraïbes. Le mot provient sans doute de barabicu, que l’on trouve dans le langage des Taïnos (Antilles) et Timucua (Floride). Très vite, les colons britanniques s’approprient cette technique qui permet de conserver la viande. D’abord en Nouvelle-Angleterre, qui abandonnera par la suite le barbecue sans que l’on sache trop pourquoi. Puis en Virginie et dans tout le Sud, où il devient une institution, avant de partir vers l’Ouest, dans les chariots des pionniers.
Avant 1900, la viande de barbecue n’est presque jamais vendue. C’est un repas de festivités publiques, voire de campagnes électorales. Dans l’un de ces barbecues, en 1821, le légendaire Davy Crockett, célèbre trappeur mais piètre orateur, se lance dans un discours qui se change vite en un festival de blagues. Crockett termine son speech en annonçant qu’il a la gorge sèche et entraîne la foule avec lui, privant d’auditoire son concurrent. Il récoltera deux fois plus de voix que son adversaire…
A l’époque, les fumoirs n’existent pas: on creuse une fosse dans le sol, on la recouvre d’un lit de braises, on pose en travers de la fosse des branches sur lesquelles cuit la viande. La cuisson est surveillée par le pit master (le maître de la fosse), très souvent un esclave. « Ils étaient très habiles, c’étaient eux qui faisaient tout le travail dur pour les barbecues des Blancs, raconte Robert Moss, auteur d’une superbe histoire du barbecue. Mais les barbecues entre esclaves étaient aussi une occasion pour eux de se retrouver, et, quand on s’assemble, cela peut devenir dangereux… » Bon nombre de révoltes d’esclaves se fomentent autour d’un barbecue, dont la plus sanglante de toutes a été menée par Nat Turner en 1831. Aujourd’hui, la roue de l’histoire a tourné et le barbecue est devenu trop américain pour que les racistes se l’approprient. « Le barbecue est une société unique : les gens se fichent de la couleur de votre peau, ils veulent juste s’échanger les trucs et recettes », confie T.C. Jones, l’un des concurrents (Noirs) du championnat de Memphis.
Mais le passé n’est pas si lointain. A Marianna, un village perdu de l’Arkansas, le restaurant de James Jones ressemble à une maison d’esclave : une cabane en bois toute simple, avec quatre tables recouvertes d’une toile cirée dans la salle à manger. A l’arrière, de gros rondins de chêne et de caryer (un arbre proche du noyer) attendent d’être brûlés dans la cheminée. Les braises alimenteront ensuite l’un des deux grands fumoirs. James, qui « fume » depuis l’âge de 14 ans, est de la quatrième génération : « Cent cinquante ans qu’on fait cela dans la famille, et les choses n’ont guère changé » depuis que l’arrière-grand-père, tout juste émancipé, s’est lancé. Trois fois par semaine, James se lève à 3 h 15 et cuit une douzaine d’épaules de porc, mais les villageois peuvent lui apporter ce qu’ils veulent : des travers, du gibier… Pas d’épices ou d’injection de liquide dans la viande chez les Jones, mais une sauce dont le patron ne vous donnerait pas la recette sous la torture. Trois dollars le sandwich au pulled pork, six dollars la livre pour le reste. Il paraît que c’est sublime. On dit « il paraît », car lors de notre visite, un peu après midi, tout avait été vendu! Pas étonnant, Jones vient d’obtenir le James Beard Awards, véritable oscar de la bouffe. Une première dans l’histoire de l’Arkansas qui a valu à James la visite du gouverneur. Il est allé chercher son trophée à New York et s’est dépêché de revenir: « Si on fermait plus d’une semaine, les habitants nous tueraient! »
James n’a jamais mis les pieds au championnat du monde de Memphis, mais il serait certainement dépaysé. « La compétition, c’est un autre univers », dit Robert Moss. Les équipes arrivent avec leurs remorques-fumoirs, certaines valant jusqu’à 150.000 dollars. Un « toujours plus » tellement américain: plus grand, plus high-tech, plus cher. « Certains alimentent leur barbecue avec des palets de bois compressé, laissant le soin à un ordinateur de régler le flot des palets », raconte Ed Bosch. Dans le civil, Ed est expert-comptable, et il a la tête de l’emploi. Mais branchez-le sur le barbecue, vous ne pourrez plus l’arrêter. Ed est l’un des 500 juges qui officient à Memphis, et il a parfois du mal à digérer les innovations. « Les injections de liquide dans la viande, c’est de la triche, comme les stéroïdes pour les athlètes. Ou alors, à la rigueur, du bouillon de poulet. » Les F1 du barbecue n’en finissent pas d’innover, et notre Ed de suivre en ronchonnant: « La vapeur, le papier d’alu… Au début, je n’aimais pas, et puis je m’y suis fait. » Il ne donnerait sa place pour rien au monde. Le Superbowl est peut-être too much, mais il reste une fête, une affaire d’amitié. « Il faut bien s’entendre avec son team, c’est quelque chose d’essentiel, confie Ed. Regardez Myron, là-bas. Il a peut-être son émission de télé, mais personne ne rend visite à son stand, c’est un trou-du-cul! » Qu’est-ce qui fait qu’un barbecue est supérieur à un autre? Vous obtiendrez autant de réponses que d’Américains. Un point d’accord: une bonne viande est cruciale et des morceaux de bois (en plus du charbon de bois) pour l’arôme de la fumée. Quel bois? C’est là que commencent les guerres de religions. « Vous démarrez avec un arbre fruitier genre pommier, et vous finissez avec du caryer. Je commence à utiliser des ceps de vigne », explique Craig Blondis, l’un des concurrents. Il faut enlever l’écorce, amère, mais les avis divergent sur le trempage du bois dans l’eau. « Cela dépend si le bois est très sec ou non », détaille Craig. Faut-il frotter la viande avec des épices? La plupart le font – paprika, cumin, poivre, la liste est sans limites. Mais l’humidifier avec du vinaigre? Oui, dit la majorité, mais Craig se ferait rôtir vivant plutôt que d’employer du vinaigre: « Trois heures après le repas, vous êtes ballonné pour les huit heures qui suivent! » La sauce? Selon les Etats, elle est plus ou moins relevée, plus ou moins sucrée. Dans l’Alabama, Big Bob Gibson trempe ses morceaux dans une sauce blanche étonnante mêlant mayonnaise, vinaigre de cidre, jus de citron, raifort, poivre, sucre, sans oublier quelques ingrédients hypersecrets!
Les variations régionales, la diversité des ingrédients, les modes de cuisson sont infinis. C’est que le barbecue excite autant les passions de ceux qui le cuisent que de ceux qui le mangent. « Les gens ont grandi avec dans différents endroits du pays, ils se souviennent de ce qu’ils mangeaient dans leur enfance, note Robert Moss. Et puis c’est amusant de se chamailler sur un sujet comme le barbecue! »
Au bout du compte, le barbecue est un ciment de la nation, une tradition que l’on honore avec passion lors des fêtes nationales. C’est cela qui plaît aux Américains. Cela et le miracle fumé d’un travers de porc fondant, brillant de son glaçage à la confiture d’abricots, que l’on dévore en oubliant tout ce qui divise ce pays de dingues. Pour ne plus retenir que trois lettres qui ont fait l’Amérique: BBQ.  Par Philippe Boulet-Gercourt

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